Lot Essay
UNE STATUETTE INEDITE TABWA par Bernard de Grunne
Les Tabwa et chefferies apparentées, au nombre de plus ou moins 120.000 âmes vers 1960, vivent dans la partie orientale de la République Démocratique du Congo. Leur large territoire est délimité au nord par Kalemie (Albertville), au sud par Moliro, à l'est par la rivière Luvua et à l'ouest par la rive occidentale du lac Tanganyika.
La statuaire Tabwa se distingue par quatre caractéristiques formelles: une majorité de statuettes masculines (sur 118 statuettes aux caractéristiques sexuelles clairement identifiables, 80 sont masculines et 38 sont féminines), une taille plus modeste (une hauteur moyenne de 38 cm pour un corpus de 160 statuettes par rapport aux autres styles de statuaires avoisinants - Hemba, Boyo, Kusu, Songyé), la présence de nombreux motifs délicats de scarifications sur le visage, le torse et le dos et enfin des coiffures très élaborées.
J'ai subdivisé la statuaire Tabwa en quatre grandes zones stylistiques distinctes.(1)
1. Le style central classique avec les chefferies Manda, Tumpa, Zongwe, Kalezi, Kapampa et Kilunga
2. Le style de l'intérieur influencé par l'art Luba avec les chefferies Bwilé et Bakwa Mwengé
3. Le style Septentrionale avec les chefferies de Tumbwé, Kansabala et Mpala
4. Le style Méridional avec les chefferies de Moliro, Nsama et Kaputa
La grande variété et la sophistication des coiffures Tabwa sont sans doute leur caractéristique iconographique la plus frappante. J'ai distingué deux grands types de coiffures: la coiffure à tresse et la coiffure à calotte et un type intermédiaire, la coiffure à tresse et calotte.(2)
Le style à tresse est typique des styles Tabwa septentrionaux comme le rappelle le Père Pierre Colle qui souligne que les Tumbwé (des Tabwa du nord) ont une coiffure pendante à longue tresse.(3) Par contre, Jacques et Storms décrivent dès 1888 de manière détaillée le style à calotte comme typique du style central du territoire Tabwa dans la région de Marungu: "le devant de la tête est rasé de manière à agrandir le front. Les cheveux sont disposés en petites boules séparées que l'on enduit de graisse et d'argile de façon à les transformer en boules de la grosseur d'une noisette; la tête est ainsi couverte de séries linéaires de ces boules et le tout est saupoudré de poudre rouge."(4).
La statuette Hewett est un exemplaire du style intermédiaire à tresse et calotte: le crâne est recouvert entièrement d'une calotte composée d'un fin réseau de petites boules alignées et se prolonge par un longue tresse pendante du haut du crâne, l'avant du front ayant été rasé pour paraître dégagé. Cette tresse a une forme trapézoïdale, plus large au sommet et se rétrécissant vers le bas. Cette tresse descend dans le dos jusqu'aux omoplates et est largement décollée à l'arrière, position qu'elle prend sans doute grâce à une structure rigide dans les cheveux. Des motifs géométriques formés de lignes parallèles, en croisillons ou en losange décorent la tresse divisée en deux parties par une ligne médiane. Ce motif géométrique dont la symbolique complexe a été remarquablement analysée par l'anthropologue Allen Robert, est appelé balamwezi "l'aube de la nouvelle lune." Le motif balamwezi est un motif décoratif omniprésent dans l'art Tabwa: on le retrouve sur les coiffures des masques et des statues, sur les instruments de musique, les tabourets et trônes de chef, les appui-nuques, les paniers et les tapis tressés.(5)
Qui est représenté dans cette ravissante statuette? Les mythes Tabwa célèbrent Kyomba, héros fondateur et vénéré des tribus Tabwa, qui a transporté dans sa chevelure les éléments de la civilisation Tabwa: les plantes essentielles à la vie, le feu vital (symbole de pouvoir politique) et le panier pour la collecte des impôts (symbole du pouvoir économique). Kyomba serait également à l'origine de l'agriculture qu'il aurait fondée en secouant sa chevelure et en plantant ses cheveux qui se transformèrent en cultures. Kyomba est, chez les Tabwa, considéré comme le chef, le père, le mari, l'amant idéal.(6) Il est devenu le modèle idéal pour les artistes Tabwa dans leur représentation des chefs ou des ancêtres d'importance et modèle ou objet premier, archétype par excellence, tant au niveau mythique qu'artistique. La statuaire Tabwa représente les chefs des différents clans: Tangas, Kiubwé, Tumbwé et Manda. D'autres grands ancêtres encore peuvent être considérés comme la reproduction plus ou moins exacte de Kyomba évoluant au fil du temps. C'est ainsi que la richesse et la multiplicité des coiffures de la statuaire Tabwa peuvent s'expliquer par l'importance de celle de Kyomba dans la mythologie Tabwa. Etudier l'horloge dynastique des Tabwa équivaut alors à retrouver la chronologie des différentes coiffures.
La Statuette Hewett fait partie du corpus du style central classique mais avec certaines influences du style de l'intérieur qui annoncent les styles Luba: la tête est plus sphérique, la bouche entrouverte aux lèvres fortes et avancées, le modelé est plus souple et réaliste avec une musculature clairement indiquée, les yeux sont soit mi-clos, soit ouverts dans des orbites et des paupières bien indiquées et enfin peu de scarifications sauf sur le visage.
Dans ce style central, elle fait indiscutablement partie d'un corpus de quatre statuettes similaires que j'attribue au même sculpteur. Trois des statuettes sont masculines et une féminine. La première fit partie de la collection du marchand belge Jean-Pierre Jernander (7), la seconde était dans la collection de S.A.R. La Grande Duchesse Joséphine-Charlotte de Luxembourg (8), la troisième est dans les collections de la Fondation Menil, Houston (9). Ces quatre statuettes proviendraient sans doute du sanctuaire d'un même village, situé dans la zone centrale du territoire Tabwa, entre Moba et Moliro. Notons par ailleurs qu'une cinquième figure féminine de l'ancienne collection de mon père est à rapprocher de ce groupe (10). Cette dernière statuette a été récoltée à l'intérieur du pays Tabwa, sur la route entre Baudouinville et Manono.
Dans une perspective plus large de l'histoire de l'art des populations iconophiles bantoues, je voudrais rappeler une hypothèse qui m'a été suggérée par le Professeur Albert Maesen sur les liens historiques profonds entre la statuaire Tshokwé et ses célèbres figurines du héros civilisateur Tshibinda Ilunga et la statuaire Tabwa (11). Ces deux traditions partagent un même raffinement dans le rendu des détails morphologiques, l'importance attachée à la représentation de coiffures très élaborées et une taille plus modeste de leur statuaire. N'oublions pas que le héros Tshokwé Tshibinda Ilunga était le petit fils d'un prince Luba/Pre-Tabwa, originaire de Moba, au coeur du territoire Tabwa.
(1): Bernard de Grunne, La sculpture Tabwa, Mémoire de Licence, Institut d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, Université Catholique de Louvain, 1980, pp.83-97 et François Neyt, "Tabwa Sculpture and the Great Traditions of East-Central Africa," in Evan M. Maurer et Allen F. Roberts, Tabwa. The Rising of a New Moon: a Century of Tabwa Art, Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, 1986, pp.76-79
(2): Bernard de Grunne, op. cit., 1980, p.71-74
(3): R.P. Pierre Colle, Les Baluba, Collection Monographiques, XI, Bruxelles, 1913, Tome I, p.8
(4): Victor Jacques et Emile Storms, Notes sur l'ethnographie de la partie orientale de l'Afrique équatoriale, in Bulletin de la société d'anthropologie de Bruxelles, 1886-87, p.30
(5): Allen F. Roberts, "Social and Historical Contexts of Tabwa Art," in Evan M. Maurer et Allen F. Roberts, Tabwa. The Rising of a New Moon: a Century of Tabwa Art, Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, 1986, p.2
(6): A.F. Roberts, Heroic beasts, Beastly heroes: Principles of Cosmology and Chiefship among the Lakeside Batabwa of Zaire, Ph.D. Dissertation, University of Chicago, 1980, p.412-413
(7): Christian de Quay et Francis Lombrail, Collection Annie et Jean-Pierre Jernander, Paris, Drouot Richelieu, Expert Bernard de Grunne, 26 juin 1996, lot 14
(8): Christie's Paris, Art Africain et Art Océanien, Paris, 11 décembre 2007, lot 270
(9): Kristina van Dyke, ed., African Art from the Menil Collection, Houston, The Menil Foundation, 2008, fig.115, p.227
(10): Evan M. Maurer et Allen F. Roberts, Tabwa. The Rising of a New Moon: a Century of Tabwa Art, Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, 1986, fig.32, p.138
(11): Bernard de Grunne, "The concept of Style and its usefulness in the study of African Figurative Sculpture," in Siegfried Gohr, Afrikanische Skulptur. Der Erfindung der Figur, Köln, Museum Ludwig, 1990, p.44, note 5.
Les Tabwa et chefferies apparentées, au nombre de plus ou moins 120.000 âmes vers 1960, vivent dans la partie orientale de la République Démocratique du Congo. Leur large territoire est délimité au nord par Kalemie (Albertville), au sud par Moliro, à l'est par la rivière Luvua et à l'ouest par la rive occidentale du lac Tanganyika.
La statuaire Tabwa se distingue par quatre caractéristiques formelles: une majorité de statuettes masculines (sur 118 statuettes aux caractéristiques sexuelles clairement identifiables, 80 sont masculines et 38 sont féminines), une taille plus modeste (une hauteur moyenne de 38 cm pour un corpus de 160 statuettes par rapport aux autres styles de statuaires avoisinants - Hemba, Boyo, Kusu, Songyé), la présence de nombreux motifs délicats de scarifications sur le visage, le torse et le dos et enfin des coiffures très élaborées.
J'ai subdivisé la statuaire Tabwa en quatre grandes zones stylistiques distinctes.(1)
1. Le style central classique avec les chefferies Manda, Tumpa, Zongwe, Kalezi, Kapampa et Kilunga
2. Le style de l'intérieur influencé par l'art Luba avec les chefferies Bwilé et Bakwa Mwengé
3. Le style Septentrionale avec les chefferies de Tumbwé, Kansabala et Mpala
4. Le style Méridional avec les chefferies de Moliro, Nsama et Kaputa
La grande variété et la sophistication des coiffures Tabwa sont sans doute leur caractéristique iconographique la plus frappante. J'ai distingué deux grands types de coiffures: la coiffure à tresse et la coiffure à calotte et un type intermédiaire, la coiffure à tresse et calotte.(2)
Le style à tresse est typique des styles Tabwa septentrionaux comme le rappelle le Père Pierre Colle qui souligne que les Tumbwé (des Tabwa du nord) ont une coiffure pendante à longue tresse.(3) Par contre, Jacques et Storms décrivent dès 1888 de manière détaillée le style à calotte comme typique du style central du territoire Tabwa dans la région de Marungu: "le devant de la tête est rasé de manière à agrandir le front. Les cheveux sont disposés en petites boules séparées que l'on enduit de graisse et d'argile de façon à les transformer en boules de la grosseur d'une noisette; la tête est ainsi couverte de séries linéaires de ces boules et le tout est saupoudré de poudre rouge."(4).
La statuette Hewett est un exemplaire du style intermédiaire à tresse et calotte: le crâne est recouvert entièrement d'une calotte composée d'un fin réseau de petites boules alignées et se prolonge par un longue tresse pendante du haut du crâne, l'avant du front ayant été rasé pour paraître dégagé. Cette tresse a une forme trapézoïdale, plus large au sommet et se rétrécissant vers le bas. Cette tresse descend dans le dos jusqu'aux omoplates et est largement décollée à l'arrière, position qu'elle prend sans doute grâce à une structure rigide dans les cheveux. Des motifs géométriques formés de lignes parallèles, en croisillons ou en losange décorent la tresse divisée en deux parties par une ligne médiane. Ce motif géométrique dont la symbolique complexe a été remarquablement analysée par l'anthropologue Allen Robert, est appelé balamwezi "l'aube de la nouvelle lune." Le motif balamwezi est un motif décoratif omniprésent dans l'art Tabwa: on le retrouve sur les coiffures des masques et des statues, sur les instruments de musique, les tabourets et trônes de chef, les appui-nuques, les paniers et les tapis tressés.(5)
Qui est représenté dans cette ravissante statuette? Les mythes Tabwa célèbrent Kyomba, héros fondateur et vénéré des tribus Tabwa, qui a transporté dans sa chevelure les éléments de la civilisation Tabwa: les plantes essentielles à la vie, le feu vital (symbole de pouvoir politique) et le panier pour la collecte des impôts (symbole du pouvoir économique). Kyomba serait également à l'origine de l'agriculture qu'il aurait fondée en secouant sa chevelure et en plantant ses cheveux qui se transformèrent en cultures. Kyomba est, chez les Tabwa, considéré comme le chef, le père, le mari, l'amant idéal.(6) Il est devenu le modèle idéal pour les artistes Tabwa dans leur représentation des chefs ou des ancêtres d'importance et modèle ou objet premier, archétype par excellence, tant au niveau mythique qu'artistique. La statuaire Tabwa représente les chefs des différents clans: Tangas, Kiubwé, Tumbwé et Manda. D'autres grands ancêtres encore peuvent être considérés comme la reproduction plus ou moins exacte de Kyomba évoluant au fil du temps. C'est ainsi que la richesse et la multiplicité des coiffures de la statuaire Tabwa peuvent s'expliquer par l'importance de celle de Kyomba dans la mythologie Tabwa. Etudier l'horloge dynastique des Tabwa équivaut alors à retrouver la chronologie des différentes coiffures.
La Statuette Hewett fait partie du corpus du style central classique mais avec certaines influences du style de l'intérieur qui annoncent les styles Luba: la tête est plus sphérique, la bouche entrouverte aux lèvres fortes et avancées, le modelé est plus souple et réaliste avec une musculature clairement indiquée, les yeux sont soit mi-clos, soit ouverts dans des orbites et des paupières bien indiquées et enfin peu de scarifications sauf sur le visage.
Dans ce style central, elle fait indiscutablement partie d'un corpus de quatre statuettes similaires que j'attribue au même sculpteur. Trois des statuettes sont masculines et une féminine. La première fit partie de la collection du marchand belge Jean-Pierre Jernander (7), la seconde était dans la collection de S.A.R. La Grande Duchesse Joséphine-Charlotte de Luxembourg (8), la troisième est dans les collections de la Fondation Menil, Houston (9). Ces quatre statuettes proviendraient sans doute du sanctuaire d'un même village, situé dans la zone centrale du territoire Tabwa, entre Moba et Moliro. Notons par ailleurs qu'une cinquième figure féminine de l'ancienne collection de mon père est à rapprocher de ce groupe (10). Cette dernière statuette a été récoltée à l'intérieur du pays Tabwa, sur la route entre Baudouinville et Manono.
Dans une perspective plus large de l'histoire de l'art des populations iconophiles bantoues, je voudrais rappeler une hypothèse qui m'a été suggérée par le Professeur Albert Maesen sur les liens historiques profonds entre la statuaire Tshokwé et ses célèbres figurines du héros civilisateur Tshibinda Ilunga et la statuaire Tabwa (11). Ces deux traditions partagent un même raffinement dans le rendu des détails morphologiques, l'importance attachée à la représentation de coiffures très élaborées et une taille plus modeste de leur statuaire. N'oublions pas que le héros Tshokwé Tshibinda Ilunga était le petit fils d'un prince Luba/Pre-Tabwa, originaire de Moba, au coeur du territoire Tabwa.
(1): Bernard de Grunne, La sculpture Tabwa, Mémoire de Licence, Institut d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, Université Catholique de Louvain, 1980, pp.83-97 et François Neyt, "Tabwa Sculpture and the Great Traditions of East-Central Africa," in Evan M. Maurer et Allen F. Roberts, Tabwa. The Rising of a New Moon: a Century of Tabwa Art, Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, 1986, pp.76-79
(2): Bernard de Grunne, op. cit., 1980, p.71-74
(3): R.P. Pierre Colle, Les Baluba, Collection Monographiques, XI, Bruxelles, 1913, Tome I, p.8
(4): Victor Jacques et Emile Storms, Notes sur l'ethnographie de la partie orientale de l'Afrique équatoriale, in Bulletin de la société d'anthropologie de Bruxelles, 1886-87, p.30
(5): Allen F. Roberts, "Social and Historical Contexts of Tabwa Art," in Evan M. Maurer et Allen F. Roberts, Tabwa. The Rising of a New Moon: a Century of Tabwa Art, Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, 1986, p.2
(6): A.F. Roberts, Heroic beasts, Beastly heroes: Principles of Cosmology and Chiefship among the Lakeside Batabwa of Zaire, Ph.D. Dissertation, University of Chicago, 1980, p.412-413
(7): Christian de Quay et Francis Lombrail, Collection Annie et Jean-Pierre Jernander, Paris, Drouot Richelieu, Expert Bernard de Grunne, 26 juin 1996, lot 14
(8): Christie's Paris, Art Africain et Art Océanien, Paris, 11 décembre 2007, lot 270
(9): Kristina van Dyke, ed., African Art from the Menil Collection, Houston, The Menil Foundation, 2008, fig.115, p.227
(10): Evan M. Maurer et Allen F. Roberts, Tabwa. The Rising of a New Moon: a Century of Tabwa Art, Ann Arbor, The University of Michigan Museum of Art, 1986, fig.32, p.138
(11): Bernard de Grunne, "The concept of Style and its usefulness in the study of African Figurative Sculpture," in Siegfried Gohr, Afrikanische Skulptur. Der Erfindung der Figur, Köln, Museum Ludwig, 1990, p.44, note 5.