Lot Essay
Un appui-tête d'un "Maître de la coiffure en cascade" présentant une rare iconographie
Ma première rencontre avec une oeuvre de cet artiste remonte à plus de quarante ans, au milieu des années 1970, lorsque je travaillais sur le catalogue des sculptures africaines des musées italiens (1). Le Museo di Antropologia e Etnografia de Florence détenait depuis 1902 un appui-tête réalisé par un grand miniaturiste (2), et collecté l'année précédente (d'après les archives de l'institution florentine) dans le village de Kicondja au bord du lac Kisale, par Ernesto Brissoni, un italien membre de la Force Publique dans la colonie belge du Congo.
L'appui-tête est un mobilier courant en Afrique, notamment en Afrique Centrale. Il permet de ne pas abîmer les coiffures en dormant, surtout que celles-ci, d'une taille impressionnante, nécessitent une longue élaboration et sont conservées longtemps. Les appui-têtes étaient également en usage en Chine et en Egypte antique.
En dehors de leur fonction pratique, les appui-têtes ont, ou avaient, également en Afrique une dimension symbolique, rituelle et religieuse, puisqu'ils étaient parfois utilisés lors de séances divinatoires.
Pour les exemplaires les plus élaborés et destinés aux membres de la classe dirigeante, le plateau ou oreiller, sur lequel la tête repose, est soutenu par une figure humaine assise ou accroupie se tenant sur une base circulaire lorsque le personnage est seul, ou rectangulaire lorsque deux figures se font face.
L'appui-tête de la collection Blum fait partie d'un petit corpus d'oeuvres que William Fagg et Margaret Plass, en étudiant l'une d'entre elles en 1964, nommèrent "Maître de la coiffure en cascade"(3), en raison des coiffures monumentales - deux énormes ailes extrêmement élégantes - ornant ces personnages.
Cet élément, d'apparence incroyable, et exalté ici à des fins expressives, a été observé sur des personnages humains par des explorateurs européens ayant voyagé au XIXème siècle dans les régions à l'ouest du Congo.
A ce jour, ces appuis-têtes, attribuables à un nombre limité de grands artistes - pas plus de trois ou quatre - travaillant dans le petit royaume de Kinkondja, selon la localisation définie par François Neyt (4), sont au nombre de dix-huit, onze avec une caryatide simple, un avec un homme chevauchant un long animal à cornes (une sorte de chèvre d'après Neyt), six avec deux caryatides face à face: quatre avec des coiffures semblables à la catégorie précédente, et deux autres avec des coiffures différentes: l'un des personnages avec une coiffe en cascade, l'autre une coiffe cruciforme perforée, une typologie liée aux Hemba, voisins occidentaux des Luba.
Comme première constatation de caractéristiques générales, il faut noter que, contrairement aux oeuvres "classiques" Luba, dont les formes sont habituellement pleines et rondes, celles des sculpteurs du sous-groupe Luba-Shankadi, auquel appartient l'auteur de l'appui-tête de la collection Blum, ont des corps minces et des membres grêles qui accentuent la taille monumentale de leurs coiffures et les rendent uniques.
Pour nous limiter aux appui-têtes à caryatide simple, pour quatre d'entre eux (5) la figure humaine sous le plateau est accroupie avec les jambes écartées repliées vers l'arrière. De cette base s'élève un buste avec des épaules plates à partir desquelles naissent de longs bras tendus pliés à angle aigu vers l'intérieur.
Sur un exemplaire, conservé à Metropolitan Museum de New York, la jambe droite, pliée au niveau du genou, est tendue vers l'avant tandis que la main gauche soutient une aile de la coiffure, introduisant ainsi un soupçon de mouvement qui est accentué sur trois autres appui-têtes (6) (l'un d'entre eux ayant perdu son plateau) dont les personnages tiennent dans leurs mains une grande pipe destinée à fumer des substances psycotropes. Sur ceux-ci, un mouvement discipliné coexiste dans le respect des éléments stylistiques distinctifs de groupe de sculptures.
Enfin, les figures de ces deux appui-têtes (7) sont assises avec les jambes dirigées vers l'avant; celle de la collection Blum a ses mains posées sur l'abdomen, sous des seins juvéniles.
Cette dernière, mise en vente pour la première fois par Sotheby's, New York, le 4 mai 1995, a été collectée en 1907, année qui situe cette pièce dans la période de collecte des autres appui-têtes référencés: Florence 1901, Berlin 1904, Philadelphie (exposé) 1908, Bulawayo 1910, Londres 1913.
Une étiquette fixée sous le socle de la sculpture mentionne: "Repose nuque - pour préserver la coiffure identique à celle de l'objet - pièce rare".
D'un point de vue de la créativité formelle, l'appui-tête de la collection Blum partage avec les autres sculptures de ce groupe la même pertinence des volumes, y compris l'absence de musculature des bras et des jambes qui exalte, par contraste, les autres parties du corps. L'élément distinctif qui justifie le nom conventionnel du "Maître de la coiffure en cascade" est, en vue frontale, tel un "crescendo" musical des obliques, avec les volumes descendants des cheveux, bloqués par la ligne horizontale péremptoire des long bras tendus vers l'avant.
De profil, le volume proéminant de la tête avec son front large et lisse, certainement rasé, s'équilibre avec l'imposante masse des cheveux, forme pure projettée dans l'espace, précieuse coiffe royale figurée par de fins reliefs alternés par des rainures en harmonie.
Le nez plat, la bouche fendue avec ses petites lèvres en saillie placée à l'extrémité du menton, lui donnent une expression boudeuse.
De l'arrière, la succession d'éléments, qui s'élargissent harmonieusement et se referment avec la courbe inverse du fessier, confirme une fois de plus le besoin d'ordre formel du sculpteur. Ce virtuose a créé un mobilier raffiné à la perfection et destiné à soutenir et protéger la coiffure précieuse d'une princesse africaine.
Ezio Bassani
(1)Bassani, 1977
(2)Inv: n.8312
(3)W. Fagg et M. Plass, 1964, p.88
(4)Neyt, 1993, p.177-187
(5)Museo di Antropologia e Etnografia, Firenze; Museum für Völkerkunde, Berlin; Musée Royal de l'Afrique Centrale, Bruxelles, Sotheby's 2006 (6)Ancienne collection Charles Ratton, Paris; The National Museum and Monuments of Rodhesia; The British Museum, London
(7)L'un d'entre eux est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York.
Bibliographie
Bassani E., Il maestro delle capigliagture a cascata, "Critica d'Arte", 1976, fasc: n 148-149, p.75-87.
Bassani E., Africa - capolavori da un continente, Firenze 2003.
De Maret P., Dery M., Murdoch C., The Luba Shankady Style, "African Arts", 1973, vol VII, n 1, note p. 88.
Fagg W. and Plass M., African Sculpture, London 1964.
Neyt F., Luba - aux sources du Zaire, Paris 1993.
LISTE EXHAUSTIVE DES APPUIS-TETE REFERENCES DU MAITRE DE LA COIFFURE EN CASCADE
Caryatide simple (12):
Museo di Antropologia ed Etnologia, Florence (inv.8312 ; collecté en 1901)
Staatliche Museen zu Berlin, Berlin (inv.III C 19987 ; collecté en 1904)
Musée Royale de l'Afrique Centrale, Tervuren (RG 54.77.5)
British Museum, Londres (Adam, 1954, fg.7b)
The Metropolitan Museum of Art, New York (inv.1981.399; collecté avant 1908)
The Metropolitan Museum of Art, New York (inv.1978.412.530)
The National Museum of Monuments of Rhodesia, Bulawayo (collecté en 1910)
Collection Rudolf et Leonore (lot 58; collecté avant 1907)
Collection Udo Horstmann (Neyt, 1993, p.174)
Collection privée (in Fagg, Plass, 1964, p.88)
Collection privée (Sotheby's, Paris, 5 décembre 2006, lot 208; acquis au début des années 1920)
Collection privée (Kerchache, Paudrat, Stephan, 1988, fg.710; personnage chevauchant un animal à corne)
Caryatide double (6)
Musée du Quai Branly, Paris (inv.70.1999.9.1, deux coiffures différentes, anciennes collections Baron Lambert et Hubert Goldet; collecté vers 1905)
Nationalmuséet Copenhagen, Copenhague (inv.G-8376; acquis en 1936 par Kjersmeier)
British Museum, Londres (inv.AF46.481; acquis en 1949)
Collection privée (Sotheby's, Londres, 3 juillet 1989, lot 160; collect avant 1930)
Collection privée (Sotheby's, Paris, 6 juin 2005, lot 31; collecté entre 1935 et 1940)
Ancienne collection Charles Ratton, Paris (Martinez-Jacquet, 2010, fg.96 et expos Philadelphie en 1956).
Ma première rencontre avec une oeuvre de cet artiste remonte à plus de quarante ans, au milieu des années 1970, lorsque je travaillais sur le catalogue des sculptures africaines des musées italiens (1). Le Museo di Antropologia e Etnografia de Florence détenait depuis 1902 un appui-tête réalisé par un grand miniaturiste (2), et collecté l'année précédente (d'après les archives de l'institution florentine) dans le village de Kicondja au bord du lac Kisale, par Ernesto Brissoni, un italien membre de la Force Publique dans la colonie belge du Congo.
L'appui-tête est un mobilier courant en Afrique, notamment en Afrique Centrale. Il permet de ne pas abîmer les coiffures en dormant, surtout que celles-ci, d'une taille impressionnante, nécessitent une longue élaboration et sont conservées longtemps. Les appui-têtes étaient également en usage en Chine et en Egypte antique.
En dehors de leur fonction pratique, les appui-têtes ont, ou avaient, également en Afrique une dimension symbolique, rituelle et religieuse, puisqu'ils étaient parfois utilisés lors de séances divinatoires.
Pour les exemplaires les plus élaborés et destinés aux membres de la classe dirigeante, le plateau ou oreiller, sur lequel la tête repose, est soutenu par une figure humaine assise ou accroupie se tenant sur une base circulaire lorsque le personnage est seul, ou rectangulaire lorsque deux figures se font face.
L'appui-tête de la collection Blum fait partie d'un petit corpus d'oeuvres que William Fagg et Margaret Plass, en étudiant l'une d'entre elles en 1964, nommèrent "Maître de la coiffure en cascade"(3), en raison des coiffures monumentales - deux énormes ailes extrêmement élégantes - ornant ces personnages.
Cet élément, d'apparence incroyable, et exalté ici à des fins expressives, a été observé sur des personnages humains par des explorateurs européens ayant voyagé au XIXème siècle dans les régions à l'ouest du Congo.
A ce jour, ces appuis-têtes, attribuables à un nombre limité de grands artistes - pas plus de trois ou quatre - travaillant dans le petit royaume de Kinkondja, selon la localisation définie par François Neyt (4), sont au nombre de dix-huit, onze avec une caryatide simple, un avec un homme chevauchant un long animal à cornes (une sorte de chèvre d'après Neyt), six avec deux caryatides face à face: quatre avec des coiffures semblables à la catégorie précédente, et deux autres avec des coiffures différentes: l'un des personnages avec une coiffe en cascade, l'autre une coiffe cruciforme perforée, une typologie liée aux Hemba, voisins occidentaux des Luba.
Comme première constatation de caractéristiques générales, il faut noter que, contrairement aux oeuvres "classiques" Luba, dont les formes sont habituellement pleines et rondes, celles des sculpteurs du sous-groupe Luba-Shankadi, auquel appartient l'auteur de l'appui-tête de la collection Blum, ont des corps minces et des membres grêles qui accentuent la taille monumentale de leurs coiffures et les rendent uniques.
Pour nous limiter aux appui-têtes à caryatide simple, pour quatre d'entre eux (5) la figure humaine sous le plateau est accroupie avec les jambes écartées repliées vers l'arrière. De cette base s'élève un buste avec des épaules plates à partir desquelles naissent de longs bras tendus pliés à angle aigu vers l'intérieur.
Sur un exemplaire, conservé à Metropolitan Museum de New York, la jambe droite, pliée au niveau du genou, est tendue vers l'avant tandis que la main gauche soutient une aile de la coiffure, introduisant ainsi un soupçon de mouvement qui est accentué sur trois autres appui-têtes (6) (l'un d'entre eux ayant perdu son plateau) dont les personnages tiennent dans leurs mains une grande pipe destinée à fumer des substances psycotropes. Sur ceux-ci, un mouvement discipliné coexiste dans le respect des éléments stylistiques distinctifs de groupe de sculptures.
Enfin, les figures de ces deux appui-têtes (7) sont assises avec les jambes dirigées vers l'avant; celle de la collection Blum a ses mains posées sur l'abdomen, sous des seins juvéniles.
Cette dernière, mise en vente pour la première fois par Sotheby's, New York, le 4 mai 1995, a été collectée en 1907, année qui situe cette pièce dans la période de collecte des autres appui-têtes référencés: Florence 1901, Berlin 1904, Philadelphie (exposé) 1908, Bulawayo 1910, Londres 1913.
Une étiquette fixée sous le socle de la sculpture mentionne: "Repose nuque - pour préserver la coiffure identique à celle de l'objet - pièce rare".
D'un point de vue de la créativité formelle, l'appui-tête de la collection Blum partage avec les autres sculptures de ce groupe la même pertinence des volumes, y compris l'absence de musculature des bras et des jambes qui exalte, par contraste, les autres parties du corps. L'élément distinctif qui justifie le nom conventionnel du "Maître de la coiffure en cascade" est, en vue frontale, tel un "crescendo" musical des obliques, avec les volumes descendants des cheveux, bloqués par la ligne horizontale péremptoire des long bras tendus vers l'avant.
De profil, le volume proéminant de la tête avec son front large et lisse, certainement rasé, s'équilibre avec l'imposante masse des cheveux, forme pure projettée dans l'espace, précieuse coiffe royale figurée par de fins reliefs alternés par des rainures en harmonie.
Le nez plat, la bouche fendue avec ses petites lèvres en saillie placée à l'extrémité du menton, lui donnent une expression boudeuse.
De l'arrière, la succession d'éléments, qui s'élargissent harmonieusement et se referment avec la courbe inverse du fessier, confirme une fois de plus le besoin d'ordre formel du sculpteur. Ce virtuose a créé un mobilier raffiné à la perfection et destiné à soutenir et protéger la coiffure précieuse d'une princesse africaine.
Ezio Bassani
(1)Bassani, 1977
(2)Inv: n.8312
(3)W. Fagg et M. Plass, 1964, p.88
(4)Neyt, 1993, p.177-187
(5)Museo di Antropologia e Etnografia, Firenze; Museum für Völkerkunde, Berlin; Musée Royal de l'Afrique Centrale, Bruxelles, Sotheby's 2006 (6)Ancienne collection Charles Ratton, Paris; The National Museum and Monuments of Rodhesia; The British Museum, London
(7)L'un d'entre eux est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York.
Bibliographie
Bassani E., Il maestro delle capigliagture a cascata, "Critica d'Arte", 1976, fasc: n 148-149, p.75-87.
Bassani E., Africa - capolavori da un continente, Firenze 2003.
De Maret P., Dery M., Murdoch C., The Luba Shankady Style, "African Arts", 1973, vol VII, n 1, note p. 88.
Fagg W. and Plass M., African Sculpture, London 1964.
Neyt F., Luba - aux sources du Zaire, Paris 1993.
LISTE EXHAUSTIVE DES APPUIS-TETE REFERENCES DU MAITRE DE LA COIFFURE EN CASCADE
Caryatide simple (12):
Museo di Antropologia ed Etnologia, Florence (inv.8312 ; collecté en 1901)
Staatliche Museen zu Berlin, Berlin (inv.III C 19987 ; collecté en 1904)
Musée Royale de l'Afrique Centrale, Tervuren (RG 54.77.5)
British Museum, Londres (Adam, 1954, fg.7b)
The Metropolitan Museum of Art, New York (inv.1981.399; collecté avant 1908)
The Metropolitan Museum of Art, New York (inv.1978.412.530)
The National Museum of Monuments of Rhodesia, Bulawayo (collecté en 1910)
Collection Rudolf et Leonore (lot 58; collecté avant 1907)
Collection Udo Horstmann (Neyt, 1993, p.174)
Collection privée (in Fagg, Plass, 1964, p.88)
Collection privée (Sotheby's, Paris, 5 décembre 2006, lot 208; acquis au début des années 1920)
Collection privée (Kerchache, Paudrat, Stephan, 1988, fg.710; personnage chevauchant un animal à corne)
Caryatide double (6)
Musée du Quai Branly, Paris (inv.70.1999.9.1, deux coiffures différentes, anciennes collections Baron Lambert et Hubert Goldet; collecté vers 1905)
Nationalmuséet Copenhagen, Copenhague (inv.G-8376; acquis en 1936 par Kjersmeier)
British Museum, Londres (inv.AF46.481; acquis en 1949)
Collection privée (Sotheby's, Londres, 3 juillet 1989, lot 160; collect avant 1930)
Collection privée (Sotheby's, Paris, 6 juin 2005, lot 31; collecté entre 1935 et 1940)
Ancienne collection Charles Ratton, Paris (Martinez-Jacquet, 2010, fg.96 et expos Philadelphie en 1956).