Lot Essay
VOIR ET ENTENDRE
par Philippe Peltier
A la fin de 1932, l’anthropologue américaine Margaret Mead et son premier mari, Roy Fortune, s’installent dans le village de Kinakaten sur le haut Yuat, un affluent du fleuve Sepik au nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ils y séjourneront quelques mois. La population, à l’époque répartie sur quatre villages, est alors connue sous le nom de Mundugumor. De nos jours, cette population est désignée sous le terme de Biwat. Mead et Fortune furent quelque peu déroutés par la situation qu’ils trouvèrent : une société en pleine transformation. De nombreux rituels, dont ceux des initiations masculines, étaient abandonnés. Cependant, ils persévérèrent dans leur enquête. Or, de nos jours, nous disposons des rares informations sur la société ancienne biwat grâce à ce travail de terrain. Ils acquirent aussi des objets liés aux rituels, objets dont les usages étaient eux aussi en cours d’abandon. Parmi ceux-ci figurent les fameux bouchons de flûtes, que de nombreux amateurs considèrent, à raison, comme des expressions majeures de l’art de la vallée du Sepik.
Ces bouchons de flûtes présentent le plus souvent des figures masculines - aucune figure féminine n’est connue - plus rarement des oiseaux dont le corps supporte des figures animales, lézards ou crocodiles. Le bouchon de flûte de la collection Caput est l’un des exemplaires les plus remarquables d’un corpus limité caractérisé par la petite taille du front et des formes ramassées. Le corps, parfaitement architecturé, tire sa force d’un savant emboîtement des formes : les jambes, au centre desquelles s’impose le sexe effilé, riment formellement avec les bras qui encadrent un buste relativement effacé. Ces formes emboîtées, tout en tension, supportent la tête du personnage dont la présence se manifeste tout à la fois par sa taille et sa projection dans l’espace. Le bord du visage est percé d’une ligne de trous destinés à recevoir des mèches de cheveux ou de barbes de nos jours disparues. Les oreilles soulignent le visage. Leurs motifs sculptés semblent inspirés de ceux qui ornent certaines ailes de papillons. Au sommet du crâne, une crête et à son arrière un mamelon percé, servaient à fixer une coiffe de plumes. La bouche, aux lèvres boudeuses, conclut le bas du visage alors que des arcades sourcilières aux traits éloquents surplombent les yeux et le nez massif. L’attention portée au dessin des yeux, l’usage de la nacre percée d’une pupille, le soin à dessiner les motifs des oreilles, informent de la présence des ancêtres et de leur capacité à voir et à écouter tout ce qui se passe dans les villages et ainsi de veiller au respect des lois.
En langue biwat, le nom donné à ces objets est wusear. Ce terme a été traduit dans la littérature par bouchons de flûte. Cette appellation est tout à la fois exacte et trompeuse. Il existait bien chez les Biwat, comme dans le reste du Sepik, des flûtes traversières en bambou dont l’une des extrémités était fermée par un bouchon sculpté d’une figure humaine ou animale. Lors des initiations masculines, les chants de ces flûtes signalaient la présence effective des ancêtres. Des recherches plus récentes ont cependant signalé que des bouchons pouvaient être montés sur un morceau plus court de bambou lui aussi percé d’un trou de jeu bien que ces bambous ne fussent jamais joués. Ces derniers objets s’échangeaient lors des mariages : au cours de la cérémonie, la mariée recevait de son père en don un bouchon monté qu’elle conservait toute sa vie. Son fils pouvait en hériter et, à son tour, l’offrir à sa fille. Ces bouchons étaient des témoins inaliénables des alliances entre clans. En outre, on sait qu’il pouvait aussi sceller une alliance d’entraide entre deux hommes à la suite d’un épisode guerrier.
Ces brèves remarques démontrent la place incontournable occupée par ces objets dans la société biwat. Ils participaient aux actes fondamentaux de la vie sociale et rendaient effective la présence des ancêtres qui garantissaient la pérennité des rituels et de la société.
SEEING AND HEARING
by Philippe Peltier
In late 1932, the American anthropologist Margaret Mead and her first husband, Roy Fortune, went to live in the village of Kinakaten in the upper Yuat, a tributary of the Sepik River in northern Papua New Guinea. They stayed for a few months. The population, which at the time was spread out over four villages, was then known by the name Mundugumor. Today, this population is described using the term Biwat. Mead and Fortune were somewhat thrown by the situation that they found: a society that was in the middle of a transformation. Numerous rituals, including male initiation rituals, had been abandoned. However, they persevered with their studies. We now have rare information about ancient Biwat society thanks to the work that they did in the field. They also acquired objects associated with the rituals, objects whose purposes were also in the process of being abandoned. These included the famous flute stoppers, which many enthusiasts rightly consider to be major expressions of the art of the Sepik valley.
These flute stoppers most frequently portray male figures (there are no known female figures), and more rarely birds with the heads of animals such as lizards or crocodiles. The flute stopper from the Caput collection is one of the most remarkable examples of a limited corpus characterised by the small size of the forehead and stocky figures. The body, which is perfectly structured, draws its strength from a skilful interlocking of the shapes: the legs, with the slender genitals clearly visible in between, are explicitly in line with the arms, which frame a relatively unassuming chest. These interlocked shapes, in complete tension, hold up the head of the figure, whose presence is made clear both by its size and by its projection into the space. The edge of the face is pierced with a line of holes used to hold locks of hair or beards, which have now disappeared. The ears underline the face. Their sculpted motifs seem to be inspired by those adorning some butterfly wings. At the top of the head, a crest, and behind it a pierced nipple, were used to hold a feather headdress. The mouth, with sulky lips, concludes the bottom of the face, while eyebrows with eloquent lines overhang the eyes and the massive nose. The attention given to drawing the eyes, the use of mother-of-pearl pierced with a pupil, and the care taken with drawing the motifs of the ears, inform us of the presence of the ancestors and their capacity to see and hear everything that happened in the villages and ensure that the laws were respected.
In the Biwat language, the name given to these objects is wusear. This term has been translated in the literature as flute stoppers. This name is both accurate and misleading. The Biwat people did indeed, like the rest of the Sepik people, have transverse flutes made of bamboo, one of the ends of which was closed using a stopper sculpted into a human or animal figure. During male initiation rituals, the sound of the flutes signalled the actual presence of the ancestors. More recent research has indicated, however, that stoppers could be mounted on shorter pieces of bamboo which also had playing holes pierced in them even though they were never played. These objects were exchanged at weddings: during the ceremony, the bride received a gift from her father of a mounted stopper, which she kept for her whole life. Her son could inherit it and, in turn give it to his daughter. These stoppers were inalienable proof of alliances between tribes. Moreover, we know that they could also seal an alliance of mutual assistance between two men following a battle.
These brief notes demonstrate the vital place occupied by these objects in Biwat society. They were part of fundamental acts in society and brought the actual presence of ancestors, who guaranteed the continuity of the rituals of their society.
par Philippe Peltier
A la fin de 1932, l’anthropologue américaine Margaret Mead et son premier mari, Roy Fortune, s’installent dans le village de Kinakaten sur le haut Yuat, un affluent du fleuve Sepik au nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ils y séjourneront quelques mois. La population, à l’époque répartie sur quatre villages, est alors connue sous le nom de Mundugumor. De nos jours, cette population est désignée sous le terme de Biwat. Mead et Fortune furent quelque peu déroutés par la situation qu’ils trouvèrent : une société en pleine transformation. De nombreux rituels, dont ceux des initiations masculines, étaient abandonnés. Cependant, ils persévérèrent dans leur enquête. Or, de nos jours, nous disposons des rares informations sur la société ancienne biwat grâce à ce travail de terrain. Ils acquirent aussi des objets liés aux rituels, objets dont les usages étaient eux aussi en cours d’abandon. Parmi ceux-ci figurent les fameux bouchons de flûtes, que de nombreux amateurs considèrent, à raison, comme des expressions majeures de l’art de la vallée du Sepik.
Ces bouchons de flûtes présentent le plus souvent des figures masculines - aucune figure féminine n’est connue - plus rarement des oiseaux dont le corps supporte des figures animales, lézards ou crocodiles. Le bouchon de flûte de la collection Caput est l’un des exemplaires les plus remarquables d’un corpus limité caractérisé par la petite taille du front et des formes ramassées. Le corps, parfaitement architecturé, tire sa force d’un savant emboîtement des formes : les jambes, au centre desquelles s’impose le sexe effilé, riment formellement avec les bras qui encadrent un buste relativement effacé. Ces formes emboîtées, tout en tension, supportent la tête du personnage dont la présence se manifeste tout à la fois par sa taille et sa projection dans l’espace. Le bord du visage est percé d’une ligne de trous destinés à recevoir des mèches de cheveux ou de barbes de nos jours disparues. Les oreilles soulignent le visage. Leurs motifs sculptés semblent inspirés de ceux qui ornent certaines ailes de papillons. Au sommet du crâne, une crête et à son arrière un mamelon percé, servaient à fixer une coiffe de plumes. La bouche, aux lèvres boudeuses, conclut le bas du visage alors que des arcades sourcilières aux traits éloquents surplombent les yeux et le nez massif. L’attention portée au dessin des yeux, l’usage de la nacre percée d’une pupille, le soin à dessiner les motifs des oreilles, informent de la présence des ancêtres et de leur capacité à voir et à écouter tout ce qui se passe dans les villages et ainsi de veiller au respect des lois.
En langue biwat, le nom donné à ces objets est wusear. Ce terme a été traduit dans la littérature par bouchons de flûte. Cette appellation est tout à la fois exacte et trompeuse. Il existait bien chez les Biwat, comme dans le reste du Sepik, des flûtes traversières en bambou dont l’une des extrémités était fermée par un bouchon sculpté d’une figure humaine ou animale. Lors des initiations masculines, les chants de ces flûtes signalaient la présence effective des ancêtres. Des recherches plus récentes ont cependant signalé que des bouchons pouvaient être montés sur un morceau plus court de bambou lui aussi percé d’un trou de jeu bien que ces bambous ne fussent jamais joués. Ces derniers objets s’échangeaient lors des mariages : au cours de la cérémonie, la mariée recevait de son père en don un bouchon monté qu’elle conservait toute sa vie. Son fils pouvait en hériter et, à son tour, l’offrir à sa fille. Ces bouchons étaient des témoins inaliénables des alliances entre clans. En outre, on sait qu’il pouvait aussi sceller une alliance d’entraide entre deux hommes à la suite d’un épisode guerrier.
Ces brèves remarques démontrent la place incontournable occupée par ces objets dans la société biwat. Ils participaient aux actes fondamentaux de la vie sociale et rendaient effective la présence des ancêtres qui garantissaient la pérennité des rituels et de la société.
SEEING AND HEARING
by Philippe Peltier
In late 1932, the American anthropologist Margaret Mead and her first husband, Roy Fortune, went to live in the village of Kinakaten in the upper Yuat, a tributary of the Sepik River in northern Papua New Guinea. They stayed for a few months. The population, which at the time was spread out over four villages, was then known by the name Mundugumor. Today, this population is described using the term Biwat. Mead and Fortune were somewhat thrown by the situation that they found: a society that was in the middle of a transformation. Numerous rituals, including male initiation rituals, had been abandoned. However, they persevered with their studies. We now have rare information about ancient Biwat society thanks to the work that they did in the field. They also acquired objects associated with the rituals, objects whose purposes were also in the process of being abandoned. These included the famous flute stoppers, which many enthusiasts rightly consider to be major expressions of the art of the Sepik valley.
These flute stoppers most frequently portray male figures (there are no known female figures), and more rarely birds with the heads of animals such as lizards or crocodiles. The flute stopper from the Caput collection is one of the most remarkable examples of a limited corpus characterised by the small size of the forehead and stocky figures. The body, which is perfectly structured, draws its strength from a skilful interlocking of the shapes: the legs, with the slender genitals clearly visible in between, are explicitly in line with the arms, which frame a relatively unassuming chest. These interlocked shapes, in complete tension, hold up the head of the figure, whose presence is made clear both by its size and by its projection into the space. The edge of the face is pierced with a line of holes used to hold locks of hair or beards, which have now disappeared. The ears underline the face. Their sculpted motifs seem to be inspired by those adorning some butterfly wings. At the top of the head, a crest, and behind it a pierced nipple, were used to hold a feather headdress. The mouth, with sulky lips, concludes the bottom of the face, while eyebrows with eloquent lines overhang the eyes and the massive nose. The attention given to drawing the eyes, the use of mother-of-pearl pierced with a pupil, and the care taken with drawing the motifs of the ears, inform us of the presence of the ancestors and their capacity to see and hear everything that happened in the villages and ensure that the laws were respected.
In the Biwat language, the name given to these objects is wusear. This term has been translated in the literature as flute stoppers. This name is both accurate and misleading. The Biwat people did indeed, like the rest of the Sepik people, have transverse flutes made of bamboo, one of the ends of which was closed using a stopper sculpted into a human or animal figure. During male initiation rituals, the sound of the flutes signalled the actual presence of the ancestors. More recent research has indicated, however, that stoppers could be mounted on shorter pieces of bamboo which also had playing holes pierced in them even though they were never played. These objects were exchanged at weddings: during the ceremony, the bride received a gift from her father of a mounted stopper, which she kept for her whole life. Her son could inherit it and, in turn give it to his daughter. These stoppers were inalienable proof of alliances between tribes. Moreover, we know that they could also seal an alliance of mutual assistance between two men following a battle.
These brief notes demonstrate the vital place occupied by these objects in Biwat society. They were part of fundamental acts in society and brought the actual presence of ancestors, who guaranteed the continuity of the rituals of their society.