Lot Essay
LE POUVOIR D'ACTION DE LA STATUAIRE BULLUL
par Purissima Benitez-Johannot
Les Ifugao sont réputés pour leurs rizières en terrasses dans les Cordillères du nord de Luzon. Ce site, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO daterait de 300 à 3000 ans, selon les estimations contradictoires des chercheurs. Ce peuple était l’un des plus étudiés au début du XXe siècle, car son système de croyances était considéré comme l’une des religions les plus vastes et répandues en dehors d’Inde, avec plus de 1500 divinités réparties en plusieurs classes. L’une d’elles était le bullul générique (bulul, bul-ul), composé d’au moins vingt-cinq divinités nommées, entre autres, le Gaucher, la Seconde Récolte, le Brûlé, l’Attelé.... Les anciennes figures bullul étaient vénérées et dans certains districts agricoles, on s’adressait à elles par leur nom : Gamar et Lablaban à Hingyon, Dolionan à Mompolia. D’autres, dans des collections privées, ont conservé leur nom : Muninmin de Tud-dani, Kaloko de Nabyon, Naphek de Piwong, Kuntig de Pugu, Munlana de Montabyong, Ala-was de Puitan, Kumpay de Kambulo et Balulang de Cudog.
Les figurines bullul sont invoquées ou activées dans deux rituels : le premier est une cérémonie de guérison visant à apaiser la divinité Dalom. Le second rituel consiste à consacrer, ou activer, la divinité du grenier à riz.
Ces deux rituels exigent de sacrifier une demi-douzaine de porcs au cours d’une cérémonie en trois étapes qui peut durer six semaines. Un premier porc est tué pendant le panoktokan, lorsque commence la recherche d’un arbre approprié, le narra (Pterocarpus indicus) ou l’ipil (Leucaena Leucocephala). Un deuxième porc est sacrifié pendant le panaphapan, lorsque l’arbre est abattu et que de gros blocs de bois sont grossièrement taillés. La cérémonie s’interrompt ensuite un temps, pour permettre à la famille commanditaire de rassembler et de préparer le riz, l’alcool de riz et d’autres animaux à sacrifier pendant la cérémonie principale, qui commence en milieu de matinée et dure jusqu’au lendemain. À cette occasion, quatre gros porcs sont sacrifiés. Au cours de la dernière étape, un maître sculpteur est engagé pour terminer la sculpture des blocs de bois taillés pendant les rites précédents. Les statuettes peuvent représenter des couples d’hommes et de femmes, et d’autres figures humaines en position assise ou debout. Une figurine en bois à l’effigie d’un porc (binabbuy) est également sculptée. Lors de la consécration, les prêtres officiants (mumbaki) baignent les figurines dans de la bière de riz. Par la suite, de la graisse de porc est appliquée pour préserver le bois. Enfin, les bullul consacrés sont placés au grenier.
Les divinités bullul activent les statuettes du grenier pour améliorer les récoltes de riz qui y seront stockées. La grande fête d’activation peut durer deux ou trois jours. Les Ifugao ne croient pas que les divinités bullul résident dans ces figurines, mais que les divinités y laissent une partie d’elles-mêmes après la cérémonie, ce qui permet au mumbaki de les invoquer plus facilement lors d’autres fêtes. Après leur consécration, ces figurines sont imprégnées de bullul (c’est-à-dire binullul ou nabullul).
Associant étroitement les figurines bullul à la richesse et au bien-être général, la mythologie Ifugao donne des instructions précises pour perpétuer leur fabrication. Au-delà de représenter une catégorie de divinités dans la mémoire collective de ce peuple, ces bullul témoignent de la survie de coutumes, croyances et rituels parmi les plus complexes centrés sur la riziculture et qui, en grande partie, définissent l’identité des Ifugao dans les Cordillères.
[Chef-d’œuvre de l’art Ifugao, cette sculpture éblouit par l’universalité de sa forme. Grâce à son aspect épuré on y entrevoit autant de liens possibles avec la grande statuaire du passé qu’avec celle du présent. C’est notamment grâce à sa géométrie intrinsèque que l’on peut évoquer à son égard une parenté avec les représentations anthropomorphes parmi les plus anciennes, telles certaines créations plastiques de l’art du Néolithique ou des Cyclades. En même temps, à force de réduire et simplifier au maximum la représentation anthropomorphe, l’artiste a mené ici une interprétation abstraite de la figure humaine en lui conférant une trés grande sérénité. Dans le cas de cette formidable sculpture, ce sont sa grande qualité plastique et notamment son ambiguïté formelle, - son archaïsme et sa modernité -, qui lui confèrent une indiscutable intemporalité.]
EMPOWERING BULLUL STATUARY
by Purissima Benitez-Johannot
Renowned for their rice terraces in the Cordilleras of northern Luzon, a UNESCO-declared World Heritage Site believed by scholars to variously trace back from 300 to 3,000 years, the Ifugao was one of the most studied groups in the early 20th century because their belief systems were regarded to have been some of the most extensive and pervasive religions outside of India. They practiced a religion that was noted to have more than 1,500 deities that divided into a number of classes. One of these was the generic bullul (bulul, bul-ul), comprised of at least twenty-five named deities: the left-handed one, the second harvest, the burnt, the yoked, among others. Older bullul figures were revered and addressed by name in certain agricultural districts: Gamar and Lablaban of Hengyon and Dolionan of Mompolya. Others in private collections, retained their names, like Muninmin of Tud-dani, Kaloko of Nabyon, Naphek of Piwong, Kuntig of Pugu, Munlana of Montabyong, Ala-was of Puitan, Kumpay of Kambulo, and Balulang of Cudog.
Bullul figures are invoked or activated in two different rituals, one of which is a healing ceremony conducted to propitiate the deity Dalom. The other ritual is the consecration or activation of the granary deity.
Both rituals require the sacrifice of half a dozen pigs during a three-stage ceremony that could span six weeks. One pig is killed during the panoktokan, when the search begins for a suitable tree, narra (Pterocarpus indicus) or ipil (Leucaena Leucocephala). Another is butchered during the panaphapan, when the tree is felled from which large blocks of wood are roughly carved. A lull follows to allow the commissioning family to gather and prepare rice, rice wine, and additional sacrificial animals for the main ceremony, which begins at mid-morning and lasts until the following day. Throughout the main ceremony, four large pigs are sacrificed. In the final stage, a master carver is engaged to finish the sculpting of the wooden images that have been worked on during the earlier rites. The images are carved as male and female pairs and as other human figures in seated or standing positions. A wooden figure in the likeness of a pig (binabbuy) is also carved. During consecration, officiating priests (mumbaki) bathe the figures with consecrated rice beer. Pig fat is later added as a treatment to safeguard the wood. The consecrated bullul are then placed in the granary.
The bullul deities activate the granary figures so that the latter may increase rice stored in this structure. The main feast for activation may last two or three days. The Ifugao do not believe that bullul deities reside in these figures, but that the deities leave something of themselves after the ceremony, thereby allowing the mumbaki to more easily call them back for other feasts. After their consecration, these figures are bullul-infused (that is, binullul or nabullul).
Closely linking bullul figures to wealth and general well-being, Ifugao mythology gives specific instructions for their continued carving. More than representing a class of deities in the Ifugao collective memory, these bullul have stood witness to the survival of some of the most complex custom laws, beliefs, and rituals that center on wet-rice culture and, in large part, define what it is to be Ifugao in the Cordilleras.
[A masterpiece of Ifugao art, this sculpture dazzles by the universality of its form. Thanks to its purified aspect, we can see as many possible links with the great statuary of the past as with that of the present. Notably, thanks to its intrinsic geometry, it is possible to evoke a kinship with some of the oldest anthropomorphic representations, such as certain plastic creations of the Neolithic or Cycladic art. At the same time, by reducing and simplifying the anthropomorphic representation as much as possible, the artist has created an abstract interpretation of the human figure, giving it a powerful serenity. In the case of this formidable sculpture, it is its great plastic quality and in particular its formal ambiguity - its archaism and its modernity - that convey an indisputable timelessness.]
par Purissima Benitez-Johannot
Les Ifugao sont réputés pour leurs rizières en terrasses dans les Cordillères du nord de Luzon. Ce site, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO daterait de 300 à 3000 ans, selon les estimations contradictoires des chercheurs. Ce peuple était l’un des plus étudiés au début du XXe siècle, car son système de croyances était considéré comme l’une des religions les plus vastes et répandues en dehors d’Inde, avec plus de 1500 divinités réparties en plusieurs classes. L’une d’elles était le bullul générique (bulul, bul-ul), composé d’au moins vingt-cinq divinités nommées, entre autres, le Gaucher, la Seconde Récolte, le Brûlé, l’Attelé.... Les anciennes figures bullul étaient vénérées et dans certains districts agricoles, on s’adressait à elles par leur nom : Gamar et Lablaban à Hingyon, Dolionan à Mompolia. D’autres, dans des collections privées, ont conservé leur nom : Muninmin de Tud-dani, Kaloko de Nabyon, Naphek de Piwong, Kuntig de Pugu, Munlana de Montabyong, Ala-was de Puitan, Kumpay de Kambulo et Balulang de Cudog.
Les figurines bullul sont invoquées ou activées dans deux rituels : le premier est une cérémonie de guérison visant à apaiser la divinité Dalom. Le second rituel consiste à consacrer, ou activer, la divinité du grenier à riz.
Ces deux rituels exigent de sacrifier une demi-douzaine de porcs au cours d’une cérémonie en trois étapes qui peut durer six semaines. Un premier porc est tué pendant le panoktokan, lorsque commence la recherche d’un arbre approprié, le narra (Pterocarpus indicus) ou l’ipil (Leucaena Leucocephala). Un deuxième porc est sacrifié pendant le panaphapan, lorsque l’arbre est abattu et que de gros blocs de bois sont grossièrement taillés. La cérémonie s’interrompt ensuite un temps, pour permettre à la famille commanditaire de rassembler et de préparer le riz, l’alcool de riz et d’autres animaux à sacrifier pendant la cérémonie principale, qui commence en milieu de matinée et dure jusqu’au lendemain. À cette occasion, quatre gros porcs sont sacrifiés. Au cours de la dernière étape, un maître sculpteur est engagé pour terminer la sculpture des blocs de bois taillés pendant les rites précédents. Les statuettes peuvent représenter des couples d’hommes et de femmes, et d’autres figures humaines en position assise ou debout. Une figurine en bois à l’effigie d’un porc (binabbuy) est également sculptée. Lors de la consécration, les prêtres officiants (mumbaki) baignent les figurines dans de la bière de riz. Par la suite, de la graisse de porc est appliquée pour préserver le bois. Enfin, les bullul consacrés sont placés au grenier.
Les divinités bullul activent les statuettes du grenier pour améliorer les récoltes de riz qui y seront stockées. La grande fête d’activation peut durer deux ou trois jours. Les Ifugao ne croient pas que les divinités bullul résident dans ces figurines, mais que les divinités y laissent une partie d’elles-mêmes après la cérémonie, ce qui permet au mumbaki de les invoquer plus facilement lors d’autres fêtes. Après leur consécration, ces figurines sont imprégnées de bullul (c’est-à-dire binullul ou nabullul).
Associant étroitement les figurines bullul à la richesse et au bien-être général, la mythologie Ifugao donne des instructions précises pour perpétuer leur fabrication. Au-delà de représenter une catégorie de divinités dans la mémoire collective de ce peuple, ces bullul témoignent de la survie de coutumes, croyances et rituels parmi les plus complexes centrés sur la riziculture et qui, en grande partie, définissent l’identité des Ifugao dans les Cordillères.
[Chef-d’œuvre de l’art Ifugao, cette sculpture éblouit par l’universalité de sa forme. Grâce à son aspect épuré on y entrevoit autant de liens possibles avec la grande statuaire du passé qu’avec celle du présent. C’est notamment grâce à sa géométrie intrinsèque que l’on peut évoquer à son égard une parenté avec les représentations anthropomorphes parmi les plus anciennes, telles certaines créations plastiques de l’art du Néolithique ou des Cyclades. En même temps, à force de réduire et simplifier au maximum la représentation anthropomorphe, l’artiste a mené ici une interprétation abstraite de la figure humaine en lui conférant une trés grande sérénité. Dans le cas de cette formidable sculpture, ce sont sa grande qualité plastique et notamment son ambiguïté formelle, - son archaïsme et sa modernité -, qui lui confèrent une indiscutable intemporalité.]
EMPOWERING BULLUL STATUARY
by Purissima Benitez-Johannot
Renowned for their rice terraces in the Cordilleras of northern Luzon, a UNESCO-declared World Heritage Site believed by scholars to variously trace back from 300 to 3,000 years, the Ifugao was one of the most studied groups in the early 20th century because their belief systems were regarded to have been some of the most extensive and pervasive religions outside of India. They practiced a religion that was noted to have more than 1,500 deities that divided into a number of classes. One of these was the generic bullul (bulul, bul-ul), comprised of at least twenty-five named deities: the left-handed one, the second harvest, the burnt, the yoked, among others. Older bullul figures were revered and addressed by name in certain agricultural districts: Gamar and Lablaban of Hengyon and Dolionan of Mompolya. Others in private collections, retained their names, like Muninmin of Tud-dani, Kaloko of Nabyon, Naphek of Piwong, Kuntig of Pugu, Munlana of Montabyong, Ala-was of Puitan, Kumpay of Kambulo, and Balulang of Cudog.
Bullul figures are invoked or activated in two different rituals, one of which is a healing ceremony conducted to propitiate the deity Dalom. The other ritual is the consecration or activation of the granary deity.
Both rituals require the sacrifice of half a dozen pigs during a three-stage ceremony that could span six weeks. One pig is killed during the panoktokan, when the search begins for a suitable tree, narra (Pterocarpus indicus) or ipil (Leucaena Leucocephala). Another is butchered during the panaphapan, when the tree is felled from which large blocks of wood are roughly carved. A lull follows to allow the commissioning family to gather and prepare rice, rice wine, and additional sacrificial animals for the main ceremony, which begins at mid-morning and lasts until the following day. Throughout the main ceremony, four large pigs are sacrificed. In the final stage, a master carver is engaged to finish the sculpting of the wooden images that have been worked on during the earlier rites. The images are carved as male and female pairs and as other human figures in seated or standing positions. A wooden figure in the likeness of a pig (binabbuy) is also carved. During consecration, officiating priests (mumbaki) bathe the figures with consecrated rice beer. Pig fat is later added as a treatment to safeguard the wood. The consecrated bullul are then placed in the granary.
The bullul deities activate the granary figures so that the latter may increase rice stored in this structure. The main feast for activation may last two or three days. The Ifugao do not believe that bullul deities reside in these figures, but that the deities leave something of themselves after the ceremony, thereby allowing the mumbaki to more easily call them back for other feasts. After their consecration, these figures are bullul-infused (that is, binullul or nabullul).
Closely linking bullul figures to wealth and general well-being, Ifugao mythology gives specific instructions for their continued carving. More than representing a class of deities in the Ifugao collective memory, these bullul have stood witness to the survival of some of the most complex custom laws, beliefs, and rituals that center on wet-rice culture and, in large part, define what it is to be Ifugao in the Cordilleras.
[A masterpiece of Ifugao art, this sculpture dazzles by the universality of its form. Thanks to its purified aspect, we can see as many possible links with the great statuary of the past as with that of the present. Notably, thanks to its intrinsic geometry, it is possible to evoke a kinship with some of the oldest anthropomorphic representations, such as certain plastic creations of the Neolithic or Cycladic art. At the same time, by reducing and simplifying the anthropomorphic representation as much as possible, the artist has created an abstract interpretation of the human figure, giving it a powerful serenity. In the case of this formidable sculpture, it is its great plastic quality and in particular its formal ambiguity - its archaism and its modernity - that convey an indisputable timelessness.]