Lot Essay
MARGUERITE DE SABRAN
« Notre compréhension de l’art de l’Afrique […] s’est dégagée de l’esthétisme des années 1935 auquel l’universelle et dévorante curiosité de Monsieur Müller restait indifférente. »
Charles Ratton, 6 septembre 1966, à propos de cette statue Fang-Mabea.
De Paris à New York, entre 1915 et le milieu des années 1920, une décennie avait suffi à ériger la sculpture Fang au rang des arts emblématiques d’Afrique. Ses œuvres consacrées émanaient alors indistinctement des groupes Fang répartis entre les actuels sud du Cameroun, Guinée équatoriale et nord du Gabon. La décennie qui suivit fixa la hiérarchie de ses esthétiques. Avec l’affluence sur le marché des témoins provenant majoritairement du Gabon et selon le goût des années 30, les promoteurs des arts d’Afrique instituèrent, au sommet de l’art Fang, le naturalisme idéalisé des styles aujourd’hui attribués aux Ntumu et Betsi (Fang du Gabon). Le talent des sculpteurs se contemplait dans la tension de la musculature et de la face incurvée « en cœur », qu’accentuait une patine sombre, parfois suintante. Quant aux styles Fang de la région autrefois sous domination allemande du Sud-Cameroun (Mabea et Ngumba), leur singularité les projetait désormais à la périphérie de la cartographie canonique.
Entre janvier et juillet 1939, Josef Müller acquit douze figures de reliquaire Fang - statues et têtes autonomes. De cet ensemble d’une grande cohérence stylistique émergeait, à contre-courant du classicisme en vogue, ce chef-d’œuvre des arts d’Afrique. En cette veille de la Seconde Guerre mondiale, la dizaine d’effigies d’ancêtres Fang-Mabea - qui composent encore aujourd’hui le corpus le plus restreint et le plus singulier de la statuaire Fang - était déjà parvenue en Europe. Ces œuvres les plus prodigieuses se répartirent aussitôt entre les musées allemands (Museum für Völkerkunde de Hambourg, avant 1881 ; inv. n° C677) et les collectionneurs célébrés pour l’audace de leur goût : Frank Burty Haviland (avant 1913 ; musée du quai Branly - Jacques Chirac, inv. n° 71.1977.52.1), Felix Fénéon (avant 1930 ; Sotheby’s, Paris, 18 juin 2014, n° 36), et Josef Müller.
L’étroit corpus Fang-Mabea distingue à l’évidence trois prodigieux maîtres-sculpteurs, ayant chacun inspiré une école autonome. L’individualité de ces artistes semble traduire le fractionnement des Mabea dont, au XVIIIe siècle, les clans se sont parsemés le long de la côte atlantique, sous la poussée des migrations Fang. Les trois œuvres archétypales sont les effigies - toutes féminines - des collections Haviland, Fénéon et Josef Müller. A cette dernière, deux effigies masculines sont étroitement apparentées : celle de Hambourg (cf. supra) et la figure de reliquaire probablement acquise lors de la Mission de l’Ouest africain (1885-1900)1. Comme sur celle de Fénéon, l’absence de tenon postérieur semble indiquer que les statues Mabea - les plus hautes du corpus Fang (entre 50 et 80 cm) - étaient parfois conçues pour être disposées, non pas au-dessus mais à côté du coffre-reliquaire qu’elles étaient appelées à protéger2.
Acquise auprès de Charles Ratton, cette statue exalte les qualités du style, porté à son apogée par le maître-sculpteur. Dans cette œuvre dont chaque perspective suggère le mouvement, l’équilibre s’impose dans la tension de la tête au port altier, où s’accordent la force expressionniste du visage et celle du profil confinant à l’épure. Selon la même dynamique des contrastes, la souplesse de la pose, insufflée par l’allongement du torse et les membres déliés, s’ajuste dans la musculature des épaules et dans la clarté des lignes contractant les cambrures et les plis. Elle se contient enfin dans les tenons unissant les mains au cuisses - clôturant l’espace libéré par la gestuelle. Enfin, l’impression de naturalisme, accentuée par les nuances de la patine rougeâtre et les signes de beauté (coiffe à coques latérales et chignon occipital, bracelets et chevillières en cuivre), s’évanouit dans l’invention des avant-bras démesurés et dans le soudain réalisme des détails choisis, caractéristiques du style : creux claviculaire, légère pomme d’Adam et dents limées en pointe.
Ignorant les normes et transcendant les canons, Josef Müller la faisait siéger en regard de toiles - pareillement prodigieuses - de Fernand Léger. Jean Paul Barbier Mueller la choisit pour illustrer la couverture d’un des ouvrages inauguraux du musée Barbier-Mueller. En 2017, elle introduisait l’exposition dédiée aux 110 ans d’une passion familiale dédiée au dialogue entre les chefs-d’œuvre de l’histoire universelle de l’art.
MARGUERITE DE SABRAN
“Our understanding of African art [...] has been freed from the aestheticism of the 1935s, to which Mr Müller's universal and devouring curiosity remained indifferent.”
Charles Ratton, 6 September 1966, about this Fang-Mabea statue.
From Paris to New York, between 1915 and the mid-1920s, a decade was enough to establish Fang sculpture as one of the emblematic arts of Africa. At the time, its hallowed works came indiscriminately from Fang groups spread across what is now southern Cameroon, Equatorial Guinea and northern Gabon. The decade that followed established the hierarchy of its aesthetics. With the influx of witnesses, mainly from Gabon, onto the market in the style of the 1930s, the promoters of African art established the idealised naturalism of the styles now attributed to the Ntumu and Betsi (Fang of Gabon) as the pinnacle of Fang art. The talent of the sculptors could be seen in the tension of the musculature and the “heart-shaped” curved face, accentuated by a dark, sometimes oozing patina. As for the Fang styles of the formerly German-dominated region of southern Cameroon (Mabea and Ngumba), their singularity now placed them on the periphery of standard cartography.
Between January and July 1939, Josef Müller acquired twelve Fang reliquary figures - statues and independent heads. From this stylistically coherent group emerged this masterpiece of African art, in stark contrast to the classicism in vogue. On the eve of the Second World War, the ten or so effigies of Fang-Mabea ancestors - which still make up the smallest and most singular body of Fang statuary - had already reached Europe. The most outstanding works were immediately distributed between German museums (Museum für Völkerkunde, Hamburg, before 1881; inv. no. C677) and collectors renowned for their daring taste: Frank Burty Haviland (before 1913; musée du quai Branly - Jacques Chirac, inv. no. 71.1977.52.1), Felix Fénéon (before 1930; Sotheby's, Paris, 18 June 2014, no. 36), and Josef Müller.
The narrow Fang-Mabea corpus clearly distinguishes three prodigious master-sculptors, each of whom inspired an autonomous school. The individuality of these artists seems to reflect the fragmentation of the Mabea, whose clans were scattered along the Atlantic coast in the 18th century under the pressure of the Fang migrations. The three archetypal works are effigies - all female - from the Haviland, Fénéon and Josef Müller collections. Two male effigies are closely related to the latter: the Hamburg effigy (see above) and the reliquary figure probably acquired during the West African Mission (1885-1900)1. As with the Fénéon figure, the absence of a posterior tenon seems to indicate that Mabea statues - the tallest in the Fang corpus (between 50 and 80 cm) - were sometimes designed to be placed, not above, but beside the reliquary chest that they were intended to protect2.
Acquired from Charles Ratton, this statue conveys the qualities of the style, brought to its apogee by the master sculptor. In this work, where each and every perspective suggests movement, balance prevails in the tension of the head with its haughty bearing, where the expressionist strength of the face and the profile, bordering on purity, are in harmony. Following the same dynamic of contrasts, the suppleness of the pose, inspired by the elongation of the torso and the loose limbs, is adjusted in the muscularity of the shoulders and in the clarity of the lines contracting the arches and folds. Finally, it is contained in the tenons joining the hands to the thighs - enclosing the space freed up by the gestures. Finally, the impression of naturalism, accentuated by the nuances of the reddish patina and the signs of beauty (headdress with side shells and occipital bun, bracelets and copper anklets), fades away in the invention of the oversized forearms and the sudden realism of the chosen details, characteristic of the style: clavicular hollow, slight Adam's apple and teeth filed to a point.
Ignoring the norms and transcending the standards, Josef Müller placed it next to canvases - equally prodigious - by Fernand Léger. Jean Paul Barbier-Mueller chose this work to illustrate the cover of one of the Barbier-Mueller museum's inaugural works. In 2017, it introduced the exhibition dedicated to 110 years of a family passion for dialogue between the masterpieces of the universal history of art.
1 Petridis, C., The Language of Beauty in African Art, New Haven, 2022, p. 151.
2 Perrois, L., « De l’archétype de la statuaire africaine au chef-d’œuvre de l’histoire universelle de l’art », in Sotheby’s, La Statue Fang Mabea Fénéon. Un chef-d’œuvre, Paris, 18 juin 2014.
« Notre compréhension de l’art de l’Afrique […] s’est dégagée de l’esthétisme des années 1935 auquel l’universelle et dévorante curiosité de Monsieur Müller restait indifférente. »
Charles Ratton, 6 septembre 1966, à propos de cette statue Fang-Mabea.
De Paris à New York, entre 1915 et le milieu des années 1920, une décennie avait suffi à ériger la sculpture Fang au rang des arts emblématiques d’Afrique. Ses œuvres consacrées émanaient alors indistinctement des groupes Fang répartis entre les actuels sud du Cameroun, Guinée équatoriale et nord du Gabon. La décennie qui suivit fixa la hiérarchie de ses esthétiques. Avec l’affluence sur le marché des témoins provenant majoritairement du Gabon et selon le goût des années 30, les promoteurs des arts d’Afrique instituèrent, au sommet de l’art Fang, le naturalisme idéalisé des styles aujourd’hui attribués aux Ntumu et Betsi (Fang du Gabon). Le talent des sculpteurs se contemplait dans la tension de la musculature et de la face incurvée « en cœur », qu’accentuait une patine sombre, parfois suintante. Quant aux styles Fang de la région autrefois sous domination allemande du Sud-Cameroun (Mabea et Ngumba), leur singularité les projetait désormais à la périphérie de la cartographie canonique.
Entre janvier et juillet 1939, Josef Müller acquit douze figures de reliquaire Fang - statues et têtes autonomes. De cet ensemble d’une grande cohérence stylistique émergeait, à contre-courant du classicisme en vogue, ce chef-d’œuvre des arts d’Afrique. En cette veille de la Seconde Guerre mondiale, la dizaine d’effigies d’ancêtres Fang-Mabea - qui composent encore aujourd’hui le corpus le plus restreint et le plus singulier de la statuaire Fang - était déjà parvenue en Europe. Ces œuvres les plus prodigieuses se répartirent aussitôt entre les musées allemands (Museum für Völkerkunde de Hambourg, avant 1881 ; inv. n° C677) et les collectionneurs célébrés pour l’audace de leur goût : Frank Burty Haviland (avant 1913 ; musée du quai Branly - Jacques Chirac, inv. n° 71.1977.52.1), Felix Fénéon (avant 1930 ; Sotheby’s, Paris, 18 juin 2014, n° 36), et Josef Müller.
L’étroit corpus Fang-Mabea distingue à l’évidence trois prodigieux maîtres-sculpteurs, ayant chacun inspiré une école autonome. L’individualité de ces artistes semble traduire le fractionnement des Mabea dont, au XVIIIe siècle, les clans se sont parsemés le long de la côte atlantique, sous la poussée des migrations Fang. Les trois œuvres archétypales sont les effigies - toutes féminines - des collections Haviland, Fénéon et Josef Müller. A cette dernière, deux effigies masculines sont étroitement apparentées : celle de Hambourg (cf. supra) et la figure de reliquaire probablement acquise lors de la Mission de l’Ouest africain (1885-1900)1. Comme sur celle de Fénéon, l’absence de tenon postérieur semble indiquer que les statues Mabea - les plus hautes du corpus Fang (entre 50 et 80 cm) - étaient parfois conçues pour être disposées, non pas au-dessus mais à côté du coffre-reliquaire qu’elles étaient appelées à protéger2.
Acquise auprès de Charles Ratton, cette statue exalte les qualités du style, porté à son apogée par le maître-sculpteur. Dans cette œuvre dont chaque perspective suggère le mouvement, l’équilibre s’impose dans la tension de la tête au port altier, où s’accordent la force expressionniste du visage et celle du profil confinant à l’épure. Selon la même dynamique des contrastes, la souplesse de la pose, insufflée par l’allongement du torse et les membres déliés, s’ajuste dans la musculature des épaules et dans la clarté des lignes contractant les cambrures et les plis. Elle se contient enfin dans les tenons unissant les mains au cuisses - clôturant l’espace libéré par la gestuelle. Enfin, l’impression de naturalisme, accentuée par les nuances de la patine rougeâtre et les signes de beauté (coiffe à coques latérales et chignon occipital, bracelets et chevillières en cuivre), s’évanouit dans l’invention des avant-bras démesurés et dans le soudain réalisme des détails choisis, caractéristiques du style : creux claviculaire, légère pomme d’Adam et dents limées en pointe.
Ignorant les normes et transcendant les canons, Josef Müller la faisait siéger en regard de toiles - pareillement prodigieuses - de Fernand Léger. Jean Paul Barbier Mueller la choisit pour illustrer la couverture d’un des ouvrages inauguraux du musée Barbier-Mueller. En 2017, elle introduisait l’exposition dédiée aux 110 ans d’une passion familiale dédiée au dialogue entre les chefs-d’œuvre de l’histoire universelle de l’art.
MARGUERITE DE SABRAN
“Our understanding of African art [...] has been freed from the aestheticism of the 1935s, to which Mr Müller's universal and devouring curiosity remained indifferent.”
Charles Ratton, 6 September 1966, about this Fang-Mabea statue.
From Paris to New York, between 1915 and the mid-1920s, a decade was enough to establish Fang sculpture as one of the emblematic arts of Africa. At the time, its hallowed works came indiscriminately from Fang groups spread across what is now southern Cameroon, Equatorial Guinea and northern Gabon. The decade that followed established the hierarchy of its aesthetics. With the influx of witnesses, mainly from Gabon, onto the market in the style of the 1930s, the promoters of African art established the idealised naturalism of the styles now attributed to the Ntumu and Betsi (Fang of Gabon) as the pinnacle of Fang art. The talent of the sculptors could be seen in the tension of the musculature and the “heart-shaped” curved face, accentuated by a dark, sometimes oozing patina. As for the Fang styles of the formerly German-dominated region of southern Cameroon (Mabea and Ngumba), their singularity now placed them on the periphery of standard cartography.
Between January and July 1939, Josef Müller acquired twelve Fang reliquary figures - statues and independent heads. From this stylistically coherent group emerged this masterpiece of African art, in stark contrast to the classicism in vogue. On the eve of the Second World War, the ten or so effigies of Fang-Mabea ancestors - which still make up the smallest and most singular body of Fang statuary - had already reached Europe. The most outstanding works were immediately distributed between German museums (Museum für Völkerkunde, Hamburg, before 1881; inv. no. C677) and collectors renowned for their daring taste: Frank Burty Haviland (before 1913; musée du quai Branly - Jacques Chirac, inv. no. 71.1977.52.1), Felix Fénéon (before 1930; Sotheby's, Paris, 18 June 2014, no. 36), and Josef Müller.
The narrow Fang-Mabea corpus clearly distinguishes three prodigious master-sculptors, each of whom inspired an autonomous school. The individuality of these artists seems to reflect the fragmentation of the Mabea, whose clans were scattered along the Atlantic coast in the 18th century under the pressure of the Fang migrations. The three archetypal works are effigies - all female - from the Haviland, Fénéon and Josef Müller collections. Two male effigies are closely related to the latter: the Hamburg effigy (see above) and the reliquary figure probably acquired during the West African Mission (1885-1900)1. As with the Fénéon figure, the absence of a posterior tenon seems to indicate that Mabea statues - the tallest in the Fang corpus (between 50 and 80 cm) - were sometimes designed to be placed, not above, but beside the reliquary chest that they were intended to protect2.
Acquired from Charles Ratton, this statue conveys the qualities of the style, brought to its apogee by the master sculptor. In this work, where each and every perspective suggests movement, balance prevails in the tension of the head with its haughty bearing, where the expressionist strength of the face and the profile, bordering on purity, are in harmony. Following the same dynamic of contrasts, the suppleness of the pose, inspired by the elongation of the torso and the loose limbs, is adjusted in the muscularity of the shoulders and in the clarity of the lines contracting the arches and folds. Finally, it is contained in the tenons joining the hands to the thighs - enclosing the space freed up by the gestures. Finally, the impression of naturalism, accentuated by the nuances of the reddish patina and the signs of beauty (headdress with side shells and occipital bun, bracelets and copper anklets), fades away in the invention of the oversized forearms and the sudden realism of the chosen details, characteristic of the style: clavicular hollow, slight Adam's apple and teeth filed to a point.
Ignoring the norms and transcending the standards, Josef Müller placed it next to canvases - equally prodigious - by Fernand Léger. Jean Paul Barbier-Mueller chose this work to illustrate the cover of one of the Barbier-Mueller museum's inaugural works. In 2017, it introduced the exhibition dedicated to 110 years of a family passion for dialogue between the masterpieces of the universal history of art.
1 Petridis, C., The Language of Beauty in African Art, New Haven, 2022, p. 151.
2 Perrois, L., « De l’archétype de la statuaire africaine au chef-d’œuvre de l’histoire universelle de l’art », in Sotheby’s, La Statue Fang Mabea Fénéon. Un chef-d’œuvre, Paris, 18 juin 2014.